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LE CHANT DE L'APSARA
par Ngoc-Thu Flament

           Des émissaires étrangers vont et viennent.

           Puis, le grand jour arrive. Et ce matin, Thiên-Hoa est venue me chercher dans l'atelier de tissage où je travaille depuis peu, pour m'entraîner avec elle dans le jardin, vers le grand ficus. Je connais déjà ses intentions.
           - Tu n'es pas raisonnable, lui dis-je. Pas aujourd'hui !
           Mais sans m'écouter, elle grimpe sur l'arbre et passe sur le toit du palais.
           - Viens ! me dit Thiên-Hoa. Je vois déjà le nuage de poussière au loin.
           Je ne bouge pas du pied de l'arbre.
           - Tu n'es pas raisonnable ! On pourrait nous voir ! protesté-je.
           - Monte, cousine Kim-Duyên ! Ils arrivent. Je distingue déjà les formes.
           Ne résistant plus à la curiosité, je grimpe sur le ficus en prenant soin de ne pas déchirer ma longue jupe.
           Au sommet du faîtage, je m'arrête surprise : le soldat sur la tour de guet a rasé sa barbe. Il me sourit à mon arrivée puis détourne la tête.
           - Cet idiot ignore toujours que tu n'es pas une princesse royale et qu'il peut te regarder, toi ! me dit Thiên-Hoa.
           Extirpant un caillou de sa poche, elle vise le soldat à la nuque. Il se retourne, et nous regarde à la dérobée.

           Au loin dans la lumière mouvante, une caravane d'un bon millier d'hommes arrive. Cuivres et cornes résonnent pendant de longues minutes. Les fantassins s'arrêtent à l'extérieur de la citadelle. Puis, environ trois cent cavaliers prennent place à l'intérieur, des deux côtés de la porte d'entrée. Et dans un tintement de clochettes accrochées à leurs tapis de dos, une vingtaine d'éléphants portant leurs maîtres avancent dans la cour centrale.
           Une délégation de plusieurs dizaines de Viêt menée par le généralissime Hô-quy-Ly les y attend déjà. Les cavaliers descendent de leurs montures et s'agenouillent, attendant le seigneur qui sort enfin de son palanquin. Grand, fin et majestueux, il porte bien son titre de roi-dieu : un sampot brodé d'or et de pourpre marque le haut de son pantalon ; un large collier d'or serti de rubis orne son cou ; sa tiare finement orfévrée est également incrustée de pierres précieuses, et de grandes boucles d'oreilles distendent quelque peu ses lobes. Accompagné d'un homme plus âgé, le seigneur s'avance vers ses hôtes qu'il dépasse d'une tête entière. Il discute un moment avec le généralissime Hô-quy-Ly puis retourne vers deux grands éléphants blancs sans harnachement, apparemment les cadeaux au roi viêt. Il caresse les bêtes l'une après l'autre, leur parlant doucement. De notre perchoir, nous pouvons juste voir un peu de ses cheveux noirs bouclés qui dépassent de sa coiffe.
           Thiên-Hoa sort un caillou de sa poche. Mais après réflexion, elle ramasse quelques glands tombés sur le toit et les enveloppe dans son mouchoir.
           - Arrête ! Tu es folle ? lui dis-je.
           Mais sans m'écouter, elle lance le tissu ainsi lesté en direction du seigneur. Le projectile frappe l'homme à l'épaule. En quelques secondes, ses gardes se referment en un cercle autour de lui, levant leurs arcs vers le bâtiment suspect. Je recule effrayée pendant que Thiên-Hoa éclate de rire. Le seigneur, d'un geste, ordonne à ses hommes de baisser les armes. Il scrute surpris les fenêtres aux persiennes closes. Son grand front dévoile le teint basané des hommes du Sud. Il se baisse, ramasse le mouchoir et examine étonné le tissu finement brodé. Il lève de nouveau la tête vers l'aile des femmes et arrête son regard sur nos silhouettes cachées dans les branches au sommet du toit. Le généralissime Hô-quy-Ly nous a également vues ; D'un geste péremptoire du bras, il nous ordonne de descendre ; Je glisse de un bon mètre en arrière, mais Thiên-Hoa ne bouge pas. Elle sourit satisfaite et adresse un signe de la main au visiteur.
           Au bout d'un moment, elle me dit :
           - Tu peux remonter. Ils s'en vont.
           Je me hisse de nouveau à ses côtés. Les visiteurs sont ressortis de la citadelle, accompagnés de quelques officiers viêt, en direction de l'habitation qui leur est réservée.
           - Comment tu le trouves ? me demande Thiên-Hoa.
           - Je ne sais pas ! Bien !
           - Mieux que ça ! Il est roi !
           - C'est un Cham, remarqué-je.
           - Oui ! C'est le roi-dieu du Champa. Mais lui, il ne veut pas la guerre, il veut la paix.
           - Oui ! acquiescé-je.
           - Et puis, il est courageux de venir avec si peu d'hommes sur notre territoire !
           - Oui !
           - Et l'autre ? enchaîne Thiên-Hoa.
           - Quel autre ?
           - L'idiot qui te regarde !
           - Je ne sais pas !
           - Menteuse !
           - Il est beau ! dis-je enfin.
           - Je le trouve mignon sans sa barbichette ! reprend Thiên-Hoa. Mais ce n'est qu'un soldat !
           Je me tourne vers la tour de guet. Le soldat se met au garde à vous en m'adressant un sourire. Il est beau, oui !
           - Thiên-Hoa ! Thiên-Hoa ! appelle une voix à l'intérieur des appartements.

          

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